Bulles vives, âmes libres : les vigneronnes de Champagne et le choix audacieux de la vinification sans fermentation malolactique

9 octobre 2025

Un nouveau souffle en Champagne : au cœur d’un choix technique et sensoriel

Sur les coteaux baignés de lumière, entre la Promenade des Anglais et les rangs soignés de la montagne de Reims, une tendance récente fait bruisser les caves : certains champagnes revendiquent aujourd’hui des vinifications « sans fermentation malolactique ». Commandée par le talent et l’intuition de femmes audacieuses, cette démarche révèle une facette singulière du travail de la vigneronne champenoise. Elle engage un rapport à la nature, au terroir et à la vinification où le refus de certains automatismes techniques devient un acte de foi et de créativité.

Mais que recouvre ce concept, et pourquoi séduit-il justement tant de femmes vigneronnes à la tête de maisons ou de domaines familiaux ? Entre choix œnologique, recherche de pureté et volonté d’expression, poussons ensemble la porte de leurs caves pour comprendre cette approche.

L’essentiel à savoir : qu’est-ce que la fermentation malolactique ?

Avant de lever le voile sur ces femmes qui osent s’en passer, petit rappel. La fermentation malolactique (FML pour les initié.es) est un processus clé dans l’élaboration des vins tranquilles comme effervescents. Après la fermentation alcoolique, les bactéries lactiques transforment l’acide malique en acide lactique, rendant le vin plus souple et moins acide. En Champagne, elle a longtemps été systématique, permettant d’adoucir la vivacité naturelle des cépages et du climat. Or, depuis une quinzaine d’années, des vigneronnes investies questionnent ce rituel.

  • Acide malique : acidité vive, rappelle la pomme verte.
  • Acide lactique : plus doux, évoque le lait, le beurre (arômes beurrés, briochés du champagne classique).
  • Objectifs de la FML : arrondir le vin, le stabiliser, faciliter son élevage.

En refusant la FML, la vigneronne choisit de conserver la tension originelle du vin, sa fraîcheur éclatante, son énergie presque crayeuse.

Pourquoi les femmes osent-elles dire non à la fermentation malolactique ?

Sous les mains de ces femmes, souvent héritières ou pionnières de leur maison, le choix de ne pas provoquer la fermentation malolactique se fait avec prudence, conviction et sensibilité. Plusieurs raisons motivent cette démarche :

  1. Valoriser le terroir : Le sol crayeux de Champagne, la fraîcheur du climat, donnent naturellement des vins tendus. La non-FML respecte cette identité, met en relief l’expression du sol. Caroline Latrive, chef de cave chez Ayala, en parle comme d’« un crayon, qui souligne le terroir ».
  2. Préserver la pureté et la vivacité : Les vigneronnes cherchent à garder les arômes initiaux : agrumes, fleurs blanches, notes minérales presque iodées… Moins d’arômes lactés.
  3. Pari sur l’élevage : Sans FML, le vin supporte mieux un vieillissement prolongé en cave. Il garde une énergie singulière, appréciée des amateurs de sensations nettes (Source : Champagne Leclerc Briant).
  4. Créer une signature féminine : Certaines veulent se démarquer du style familial antérieur jugé trop rond. L’énergie, la fraîcheur, la franchise plaisent à une clientèle plus jeune, curieuse d’une Champagne moins classique.

Portraits de créatrices engagées : de la théorie à la bouteille

Le profil de ces champagnes, et la finesse obtenue par les vigneronnes, font parler d’eux un cercle croissant d’amateurs. En voici quelques-unes qui incarnent ce virage.

Isabelle Tellier, chef de cave chez Jacquesson

Maison pionnière, Jacquesson est portée par son équipe de cheffes de cave passionnées, dont Isabelle Tellier, qui a fait le choix de la non-malolactique sur certains millésimes. Les cuvées, plus tendues, dévoilent une incroyable clarté : le Brut Nature Dégorgement Tardif, non dosé, en est la plus belle expression—zestes d’agrumes, salinité, amers nobles. Chez Jacquesson, on ne provoque la FML que si elle se lance d’elle-même. Sur le millésime 2008, par exemple, 70% des vins n’ont pas connu de FML (Source : La Revue du Vin de France, 2020).

Claire Leseurre, Champagne Leseurre

À la tête d’un jeune domaine familial de la Côte des Bar, Claire expérimente sur le chardonnay et le pinot noir. Dans sa cave ultramoderne, elle isole des jus pour vinifier sans malolactique, sur lie, puis les assemble. Résultat : son “Cuvée Spéciale FML” affiche 6,8g/L d’acide tartrique, contre 4g/L pour les cuvées classiques. Ce chiffre explique le ressenti : une sensation presque citronnée, à la fois tonique et salivante.

Karine Baillette-Prudhomme, Champagne Baillette-Prudhomme

Sur le Montagne de Reims, Karine revendique des cuvées “Malolactique non faite”—notamment son Extra Brut Blanc de Blancs Premier Cru, à l’esprit cristallin. Selon elle, « c’est le choix de laisser parler la craie, la tension, l’émotion ». Sa clientèle féminine grandit, séduite par ce style épuré et vivant.

  • Moins de 5% de la production totale de Champagne en 2022 a été vinifiée sans fermentation malolactique selon les données du CIVC.
  • Sur ce segment confidentiel, près de 20% des domaines concernés sont dirigés par des femmes (Source : Gault & Millau, 2023).

Les défis techniques et l’art du dosage : un travail d’orfèvre

Vinifier sans fermentation malolactique exige une solide maîtrise technique et une attention constante :

  • Gestion de l’acidité : Le risque : obtenir des vins trop agressifs. Les vigneronnes jouent sur la maturité du raisin, la sélection parcellaire, parfois l’assemblage avec des vins ayant fait leur malolactique.
  • Stabilité biologique : Sans FML, le risque de reprise de fermentation ou d’altération microbiologique augmente. Hygiène de cave irréprochable et surveillance sont de mise.
  • Choix du dosage : Sans malolactique, une dose légèrement supérieure de sucre à la liqueur d’expédition vient parfois arrondir la finale, sans masquer la vivacité. Le dosage “Extra-Brut” (moins de 6g/L) est souvent préféré.

Anne-Sophie Dubois, œnologue conseil dans l’Aube, explique que « sur les millésimes chauds (2018, 2019), on ose plus souvent le non-FML car l’équilibre naturel est plus doux ».

Mille nuances de bulles : comment goûter un Champagne sans fermentation malolactique ?

Pour les curieuses, la dégustation révèle un chapitre à part entière. Voici ce qui distingue le style non-FML :

  • Nez : notes vives de citron, coing, fleurs fraîches, parfois craie mouillée ; peu ou pas de beurré.
  • Bouche : tension, droiture, énergie vibrante. Les arômes “lactés” (yaourt, crème) sont absents.
  • Finale : longue et nette, invitation à la gourmandise salée (huîtres, sashimi, fromage de chèvre jeune).

Privilégiez de belles flûtes légèrement tulipées, servez entre 7 et 9°C… et laissez-vous surprendre ! D’ailleurs, de plus en plus de sommelières à Paris et à Reims proposent à l’aveugle ces cuvées dans leurs accords mets-vins. Christine de la cave “Au Bon Mousseux” signale : « C’est aussi une superbe porte d’entrée pour les femmes qui n’aimaient pas le champagne trop souple ou jugé “lourd”».

Où découvrir et acheter ces champagnes différentes ? Quelques adresses féminines à suivre

  • Champagne Ayala (Aÿ) : visite guidée possible et dégustations commentées de cuvées sans FML, orchestrées par Caroline Latrive.
  • Maison Jacquesson (Dizy) : accueille en petit comité, uniquement sur RV (priorité aux femmes vigneronnes ou passionnées !).
  • Champagne Baillette-Prudhomme (Chigny-les-Roses) : ouvert les week-ends, ateliers “découverte des acidités en Champagne”.
  • Champagne Leseurre (Côte des Bar) : table d’hôtes sur réservation, petits groupes de copines à partir de 5 pers., balade dans les vignes incluse.

Champagne au féminin : transmission, liberté et avenir

Le choix de la vinification sans fermentation malolactique s’impose comme un nouveau langage, une grammaire émotionnelle portée majoritairement par des femmes créatrices en Champagne. Authentique, énergique, parfois radical, il traduit l’envie de bousculer les codes, de transmettre autrement la magie du terroir—et, pour ces vigneronnes, de signer leur propre partition au fil des millésimes.

À l’heure où la Champagne ose sortir de ses bulles traditionnelles, ce sont bien souvent des femmes qui ouvrent la voie : curieuses, précises, à l’écoute de la terre et du temps. Elles n’hésitent pas à expérimenter, à expliquer, à partager, laissant derrière elles une trace lumineuse et acidulée. Pour les amatrices, c’est l’assurance de belles surprises, à savourer entre copines… ou à méditer devant une flûte au bord des coteaux.

Envie d’approfondir l’expérience ? Les salons professionnels comme Le Printemps des Champagnes à Reims ou encore Les Fa’bulleuses de Champagne offrent des dégustations et masterclass orchestrées par des vigneronnes qui réinventent leur art. Faire pétiller la curiosité, c’est cela aussi, le nouveau chic en Champagne.

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