De la plume au pressoir : le saut audacieux d’Amélie Laurent, femme de bulles et de conviction

11 août 2025

Une enfance entre rangs de vigne et pages de carnets

Dans la Vallée de la Marne, là où les coteaux s’inclinent doucement vers la rivière, le nom Laurent résonne depuis plusieurs générations dans les vignes. Mais avant de signer sa première cuvée, Amélie Laurent prenait plus souvent la plume que le sécateur en main. Fille d’une lignée de vignerons installés à Mareuil-le-Port, elle grandit au rythme des vendanges, des déjeuners de famille au chai et des éclats de rire entre sœurs sous le vieux pressoir en bois.

Pourtant, avant de se consacrer au vin, Amélie s’impose d’abord par l’écriture : pendant près de 12 ans, elle est journaliste œnologique pour La Revue du Vin de France, passionnée par l’analyse des crus et la parole donnée à celles et ceux qui travaillent la terre. Un regard aiguisé, des rencontres formatrices, et le goût du mot juste. Mais, derrière les notes de dégustation et les reportages, l’appel familial reste fort, et la curiosité du terroir la pousse peu à peu à franchir le pas.

Le grand virage : pourquoi passer du micro à la cuverie ?

Si porter le nom de Laurent en Champagne est une responsabilité, transformer cet héritage en projet personnel relève du pari. L’idée germe en 2018 au détour d’un hiver, alors qu’Amélie observe le travail de la taille réalisé par son père et son oncle. Elle mesure alors la vitalité de la vigne… et la nécessité de renouveler les codes d’un domaine quelque peu endormi sur ses habitudes traditionnelles depuis la fin des années 90.

  • Un constat : La moitié des exploitants champenois allaient partir à la retraite d’ici quinze ans (source : CIVC, 2018).
  • Une envie : insuffler davantage de créativité et d’innovation dans une maison familiale jusqu’ici discrète sur la scène régionale.
  • Une question centrale : comment faire vivre un patrimoine sans trahir ni la région, ni sa propre identité féminine ?

Forte de ses rencontres et de sa solide culture œnologique, Amélie décide donc de quitter son poste de rédactrice et de s’ancrer, vraiment. Mais pas sans méthode…

La méthodologie d’Amélie : entre héritage et démarche journalistique

Inventorier, interroger, puis innover

Ce qui fait la singularité d’Amélie n’est pas qu’elle est « fille de », mais bien qu’elle transpose sa méthodologie journalistique à la gestion du vignoble. Pendant un an, elle questionne, écoute, archive :

  • Recensement des micro-parcelles plantées en Pinot Meunier (majoritaire sur l’exploitation familiale), Chardonnay et Pinot Noir.
  • Inventaire des techniques culturales : sol vivant, enherbement, retour à la traction animale expérimentée sur une parcelle en 2020.
  • Échanges en profondeur avec les anciens de Mareuil-le-Port, mais aussi avec de jeunes voisines vigneronnes, pour tisser une trame intergénérationnelle.

La mission d’Amélie se dessine alors selon trois axes :

  1. Respect du vivant : double certification HVE (Haute Valeur Environnementale) et passage en bio amorcé dès 2019.
  2. Valorisation du Pinot Meunier, longtemps négligé, en s’appuyant sur des vinifications parcellaires et des fermentations en fût.
  3. Dialogue constant avec d’autres femmes du Champagne, fondatrices du collectif « Elles de Champagne » pour propulser une nouvelle approche de la dégustation au féminin.

Premiers vendanges : cap sur l’authenticité et la finesse

Sélectionner, récolter, révéler

En septembre 2020, c’est la première vendange dont Amélie orchestre chaque étape. Elle choisit une vinification en micro-cuves : du jamais vu dans la famille Laurent, mais une option encouragée par sa rencontre avec la vigneronne Isabelle Tellier (source : Terre de Vins, 2020), qui l’initie à la précision parcellaire.

  • Le rendement est volontairement limité à 9.000 kg/ha contre 10.400 habituels, pour privilégier la concentration aromatique.
  • La récolte commence à l’aube, l’équipe – composée en majorité de femmes du village – trie les baies sur table, une pratique inspirée du secteur bourguignon mais encore rare en Champagne.
  • Pas de levurage, fermentation spontanée grâce aux levures indigènes, mise en fûts de chêne de la Montagne de Reims pour les deux meilleurs lots de Meunier.

L’objectif : signer un champagne qui exprime l’esprit familial tout en affirmant sa singularité, avec ce supplément d’âme qui fait la différence dans les concours régionaux.

Créer sa première cuvée : l’art du « minéral sincère »

Après quinze mois d’élevage et d’innombrables dégustations (et autant de nuits blanches d’hésitation), Amélie lance officiellement sa première cuvée fin 2021, « Coteaux Nomades ». Une production confidentielle : 3.400 bouteilles, numérotées, dont la moitié réservée à la clientèle régionale via un système de pré-commande comme on le fait désormais chez les producteurs de vin nature.

« Je voulais un vin droit, au fruit précis mais pas démonstratif, avec une signature saline », raconte-t-elle lors d’un atelier dégustation organisé avec le Syndicat général des vignerons. La critique régionale applaudit la texture « taillée pour la table », et l’on note déjà l’empreinte de la main féminine dans la finesse des bulles et la tension du Meunier non dosé (voir Le Monde, rubrique "Vins de femmes", 2022).

Entrepreneuriat au féminin : défis, soutiens et réseaux

La solitude de l’indépendance… et la force des cercles féminins

Créer sa marque en Champagne n’est pas de tout repos. 20% seulement des exploitations sont portées par des femmes en leur nom propre (statistique CIVC 2022). Il a fallu à Amélie convaincre sa famille, affronter les doutes des grossistes, faire face à la pénurie de capsules en pleine crise sanitaire, et gérer un planning de commercialisation sans le réseau traditionnel – dont elle n’a pas souhaité hériter.

Mais la création du collectif « Elles de Champagne », et la signature en 2022 d’une charte de sororité avec neuf vigneronnes voisines, change la donne :

  • Visites guidées « entre femmes », favorisant la démocratisation de la dégustation auprès d’un public souvent intimidé par l’univers des caves.
  • Ateliers associant créations culinaires et découvertes de cuvées rares, en lien avec des cheffes de la région.
  • Séances d’échanges de pratiques en biodynamie, à huis clos.

Ce réseau fait aujourd’hui figure d’exception en Champagne, contribuant à attirer une jeune clientèle féminine (moins de 35 ans) dont la part est en augmentation de 30% chez les visiteurs de maisons indépendantes depuis 2021 (source : Observatoire national de l’œnotourisme).

Refus du marketing standardisé : l’audace d’un circuit court

Loin de viser la grande distribution, Amélie Laurent privilégie une approche humaine et locale. Les bouteilles sont vendues lors de marchés éphémères à Épernay ou Reims (événement « Femme de Vin », édition 2023), au caveau familial rénové dans un esprit salon de thé, ou par abonnement via une newsletter trimestrielle à laquelle on s’inscrit souvent sur recommandation, presque comme un secret d’initiées.

Quelques chiffres clés pour illustrer sa stratégie :

  • 85% des bouteilles écoulées en direct ou via des partenaires gastronomiques locaux (chez Racines, Épernay).
  • Un prix de vente supérieur de 20% par rapport à la moyenne du secteur, justifié par la rareté et la méthode artisanale.
  • Moins de 1000 bouteilles par an réservées à l’export (Japon et Danemark principalement), afin de préserver la dimension humaine du projet.

Entre terroir et transmission : quelle Champagne pour demain ?

L’aventure d’Amélie Laurent rappelle que l’innovation peut aussi rimer avec enracinement. En s’appuyant sur les leçons du passé, l’énergie du présent et la complicité des femmes du cru, elle façonne, à son échelle, une Champagne plus ouverte, plus diverse, et irrésistiblement vivante.

Son parcours invite à oser − même au cœur d’un territoire si codifié − et à inventer de nouveaux rituels autour de la rencontre, du geste et de la dégustation. Une petite révolution effervescente, portée par le courage tranquille, la patience… et l’art de prêter l’oreille à la vigne comme à celles qui la cultivent.

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