Le souffle de la nature : Sophie Durant et le renouveau du Domaine des Premières Bulles

Avant d’arpenter les rangs de vigne bottes aux pieds, Sophie Durant maniait les microscopes dans un laboratoire parisien. Diplômée en biologie moléculaire, elle s’est d’abord consacrée à l’étude des interactions entre sol, flore et microfaune — rien de très pétillant, si ce n’est pour elle, qui voyait déjà la nature comme un immense puzzle vivant.

Son virage vers la Champagne, c’est la rencontre du cœur et du hasard. Au début des années 2010, elle reprend le Domaine familial à Vertus, imaginant d’abord simplement poursuivre ce que son père avait commencé il y a quarante ans. Mais très vite, le constat : l’état du sol s’essouffle, la biodiversité faiblit, et les pratiques conventionnelles montrent leurs limites. Il lui fallait agir.

Pour Sophie, la biodynamie n’a jamais été le fruit d’un effet de mode — elle y est venue par conviction, chiffres et observations scientifiques à l’appui.

• Analyse du sol : Elle fait réaliser la première cartographie microbienne du vignoble du Domaine, collaboration rare avec l’INRAE (source : INRAE, 2016).
• Constat : Sur 8 hectares, la diversité biologique chute de 27 % en 15 ans. Elle observe une raréfaction des lombrics, eux qui sont les “artisans secrets” du sol champenois.

La décision est prise : “Redonner la main à la nature, mais guidée par la main de la femme”. Elle démarre la conversion vers la biodynamie en 2014, suivant le cahier des charges Demeter (label de référence en agriculture biodynamique).

• Développement des préparations biodynamiques : bouse de corne, silice, compost, qui favorisent la vigueur naturelle de la vigne.
• Sèmes-lunes, décoctions de plantes (ortie, prêle…) et traitements doux, abandonnant les intrants chimiques.
• Introduction de haies bocagères et jachères fleuries entre les rangs.

Les premières années ont été difficiles : pertes de rendement proches de 15 % certains millésimes, risques accrus de maladies cryptogamiques. Mais la qualité du raisin, elle, se transforme en profondeur. “Le goût du terroir s’affirme, la vivacité revient”, note-t-elle lors de dégustations à l’aveugle.

La biodynamie, pour Sophie Durant, ne va pas sans l’agroécologie : c’est une philosophie, mais aussi une boîte à outils concrète. Elle s’inspire des travaux de Marc-André Selosse et Lydia et Claude Bourguignon.

Favoriser la vie… jusque sous la surface

• Zéro labour profond : Sophie limite délicatement le travail du sol pour préserver la structure des couches argilo-calcaires, favorisant la rétention d’eau naturelle.
• Paillage organique : Chaque année, 12 tonnes de compost d'origine locale sont épandues pour stimuler la microfaune.
• Introduction de moutons d’Ouessant mélangés aux parcelles pour la gestion raisonnée de l’enherbement.

Le résultat ne tarde pas : retour du paillon, du triton crêté, et des abeilles sauvages (10 espèces recensées en 2022 selon un inventaire de l’Observatoire des Abeilles, Champagne-Ardenne). Les oiseaux reprennent leur ballet matinal, indicateur précieux de l’équilibre retrouvé.

Alliances et écosystèmes locaux

Parce que l’agroécologie ne s’arrête pas à la porte du domaine, Sophie s’implique dans la création d’un réseau de “vignerons symbiotes” sur la Côte des Blancs :

• Mutualisation du matériel pour limiter l’empreinte carbone ;
• Partage de pratiques alternatives (utilisation de décoctions, suivis météo, biocontrôle…).

Un volet social fort : elle accueille chaque année stagiaires et jeunes femmes en formation viti-vinicole, inspirant toute une génération à repenser leur rapport à la terre et à la vigne.

L'effet sur la vigne se retrouve, in fine, dans la flûte. Voilà quelques-uns des constats (source : Revue du Vin de France 2023, analyses internes au domaine) :

• Acidité naturelle préservée et minéralité accrue sur les Chardonnay du domaine ;
• Plus faible besoin en soufre à la mise en bouteille (25 % de réduction en moyenne entre 2017 et 2022) ;
• Des notes de dégustation mettant en avant la fraîcheur, la tension élégante, et des arômes d’agrumes et de fleurs blanches nuancés par une touche saline unique.

En 2021, Sophie reçoit le Prix de la Vigneronne Engagée lors des Trophées Champenois, et en 2023, le domaine franchit la barre des 100 000 bouteilles produites, dont déjà 70 % labellisées Demeter.

• Chaque vendange commence par une marche rituelle au lever du soleil : l’équipe, exclusivement féminine cette année-là, s’arrête forer les premières bulles… de rire, avant de ramasser les grappes.
• Le chai abrite un mur d’insectes : Sophie et ses enfants épinglent toutes les espèces retrouvées dans la vigne au fil des saisons (papillons, coléoptères, abeilles…), mémoire vivante du projet.
• Le guide de visite du domaine a été conçu par une illustratrice locale : chaque page est un clin d’œil à la biodiversité et à la démarche écologique, à la façon d’un carnet de voyage sensible.

Son parcours souligne une réalité : la Champagne, jadis considérée comme un bastion du “tout chimique”, devient un pôle d’innovation verte, tirée par des femmes qui osent. Le succès du Domaine des Premières Bulles n’est pas juste technique ou commercial : il est humain et sociétal.

• Près de 8 % des domaines champenois sont désormais engagés au moins en viticulture biologique (source : Comité Champagne 2023), là où ils n’étaient que 2 % en 2010.
• Des regroupements comme les “Champagne Sisters” regroupent ces vigneronnes qui osent mutualiser, échanger, et proposer des modèles féminins au sein d’un univers encore masculin.

Regarder le vignoble champenois par la loupe de Sophie Durant, c’est goûter à une promesse : celle d’un vin plus respectueux, plus enraciné, plus vivant, trempé dans le courage et la curiosité. Une invitation à explorer – entre amies ou solo – ces terres où bulle la vie, la vraie.